L’africanité des Haïtien.ne.s est un fait tangible. Nous sommes des africain.e.s haïtien.ne.s, des nègres et négresses. Nous sommes tous des « Noir.e.s » pour répéter le Père de la Patrie, Jean-Jacques Dessalines, dans l’article 14 de sa Constitution impériale. Pourtant, nombreux.ses sont les Haïtien.ne.s qui réprouvent cette africanité et tout ce qui va avec. En effet, il est rarissime de trouver des noms africains en Haïti. Les rues, les villes, les entreprises nationales, les établissements scolaires, etc. ont généralement des noms étrangers. Aussi, rares sont les noms et prénoms d’Haïtien.ne.s qui ont une origine africaine. Il y a partout des noms français comme Napoléon, américains comme Roosevelt. Ironie du sort, on peut dire. Mais aussi beaucoup de noms juifs, russes, espagnols, portugais, allemands, etc. Certains diront qu’Haïti en est un bon exemple de diversité. Alors qu’il y a tout un processus de désafricanisation qui s’opère et ce, depuis l’époque coloniale, en Haïti ; ce qui expliquerait ce semblant de diversité où l’Afrique est généralement occultée. Mais, au fait, ce qui nous intéresse dans ce présent article, c’est la façon dont la plupart des Haïtien.ne.s banalisent, diabolisent même, les noms africains qu’ils utilisent.
Haïti, on le sait, est l’objet d’une vénération méritée et d’un amour ineffable de nombreux.ses africain.e.s de la planète. Beaucoup sont celles et ceux qui savent que cette terre est sacrée et est habitée par les fils et les filles de grandes femmes et de vaillants hommes qui ont dignement bravé la mort pour la liberté, uniquement pour la liberté de toute une race, mais aussi de tous les peuples. Pour beaucoup d’africain.e.s dans le monde, Haïti est le symbole de gloire, de victoire et de fierté de tout le peuple noir. Haïti, effectivement, victorieuse pour une fois de ce conflit interculturel complexe mené par le monde occidental-chrétien, est le phare du peuple noir. Beaucoup d’africain.e.s et afrodescendant.e.s reconnaissent les Haïtien.ne.s comme leurs aîné.e.s. La révolution haïtienne a prouvé face à l’histoire que l’être humain peut sortir de la bassesse la plus profonde et la plus débilitante pour accéder au bien-être. Haïti, ce coin de terre où le sang a profusément coulé et aujourd’hui encore, avait compris qu’il faut le bien-être pour tou.te.s, la condition nécessaire à la liberté de l’être humain. À juste titre, elle est surnommée la terre de la Liberté. Des africain.e.s de par le monde savent qu’Haïti, les Haïtiennes et les Haïtiens sont et vivent au cœur de l’Afrique, géographiquement très éloigné.e.s mais spirituellement connecté.e.s.
Cependant, on constate que les séquelles bien visibles de la colonisation et de l’esclavage demeurent et continuent à triturer le cerveau de la plupart des africain.e.s haïtien.ne.s. Malheureusement. Et l’une des conséquences de l’esclavage est, en Haïti, la désafricanisation des nègres et des négresses. C’est un travail effectué au niveau de leur mental par un mécanisme lent et dans un climat de violence sans pareil. Arrivé à la colonie de Saint-Domingue, l’Africain.e capturé.e est contraint.e d’adopter les valeurs occidentales. Et les siennes, ce qu’il.elle porte avec elle/lui en quittant l’Afrique sont sujettes à être ignorées et/ou négativées en raison du regard ethnocentrique du colon qu’il.elle adopte pour lui-même/elle-même. Depuis cette période d’esclavage, cela n’a pas cessé même après notre libération. Et à force de subir dans la contrainte l’occidentalisation sans pourtant être totalement soumis.e, il.elle adopte inconsciemment la pensée dégradante que l’autre se fait sur lui/elle. Et cela se fait comme si c’était tout naturellement. En ce qui concerne les noms, leur signification et leur utilisation, la façon de nommer les individus, les choses, les lieux et autres, et toute la représentation sociale qui les construit font partie de l’héritage ancestral dont la langue est le véhicule par excellence. Dans le cas d’Haïti, nous disions que cet héritage est fondamentalement africain. Pourtant, pendant que les africain.e.s d’ailleurs vénèrent Haïti, la plupart des africain.e.s haïtien.ne.s sont quasiment dans l’ignorance de l’Afrique, la négation de leur africanité, voire le mépris de cet héritage.
Maintenant accentuons-nous sur le sujet qui nous concerne, à savoir le regard vil et l’utilisation banale des noms africains, particulièrement ceux des peuples Haoussa, Baka et Congo dont le peuple haïtien est originaire. En Haïti, Haoussa est, pour le moins, un juron qui veut dire “voleur”, “assaillant”, “malfrat” et c’est aussi le nom d’un esprit maléfique, un démon voleur d’argent. Selon sa première acception, si l’on profère le mot “Haoussa” (awousa en haïtien) à l’égard d’une personne, c’est que l’on insulte méprisamment cette personne qui est alors jugée malhonnête, un malfaiteur. Et d’après son autre acception, à l’avis de plus d’un, une personne peut pactiser avec le diable, un démon, un «loa», un esprit mauvais du nom de Haoussa. Ce «loa» va servir à voler de l’argent pour assouvir la cupidité de la personne en question. Alors qu’en fait, Haoussa est le nom d’un peuple vivant dans la région du Sahel, précisément au Nigeria et au Niger, en Afrique. Les Haoussas, ainsi que les Yorouba et les Igbos qui peuplent fortement le Nigeria, ont été, dans le passé, capturé.e.s, déporté.e.s de l’Afrique et ont traversé l’Atlantique dans de rudes conditions pour venir en Haïti, dans le contexte historique de la commercialisation et de l’objetisation de l’être humain noir par les européens. Et donc, il y a certainement parmi les Haïtien.e.s d’aujourd’hui des descendant.e.s de ce peuple. Il y a des Haïtiens haoussas parmi nous. C’est clair. In fine, haoussa désigne aussi le nom de la langue parlée par ce peuple millénairement vieux.
Et quant au nom de Congo, sa banalisation, étant moins fréquente, est faite par l’Haïtien ordinaire en cas de moquerie ou en cas d’insulte. Congo (Kongo en haïtien) veut dire, dans les deux cas, “fagoté”, “moche”, “ridicule” lorsqu’il s’agit de parler d’un homme [presque toujours] habillé de différentes couleurs jugées non seyantes, et donc, mal habillé. On proférera, d’un ton assez sarcastique, à un homme qu’il a pris un “abiman kongo”, (habit congo) si on le trouverait habillé de manière ridicule. Ou encore, on pourrait l’insulter de la sorte : “gade lè [vye] kongo a non!” (Regarde-moi ce [sale] congo!). Il est important de souligner que le champ sémantique de ce “congo” est constitué de mots tels que laid, mauvais, ridicule, etc. Et ce n’est pas étonnant que l’on attribue généralement ces qualificatifs dénigrants qu’aux personnes mélanodermes. De plus, des substantifs comme saleté, laideur, effrayance, mal, ignorance, méchanceté, etc. peuvent être attribués au mot “noir[ceur]”, renvoyant tous à l’idée que l’Haïtien.e se fait de l’être humain noir, donc de lui-même/elle-même et des autres africain.e.s. Par conséquent, il n’y a pas d’écart entre congo et noir tout comme il n’y en a pas entre noirceur et Satan dans l’imaginaire commun. Nous le verrons davantage avec Baka, dans un prochain article.
Source: https://palmes-magazine.com/archives/2069